Journal of Alpine Research |Revue de géographie alpine

1 Les ressources communes sont des ressources naturelles ou d’origine humaine partagées entre différents utilisateurs, une condition qui produit une compétition pour leur utilisation conduisant souvent (mais pas nécessairement) à leur dégradation, voire à leur destruction. Un grand nombre de ressources naturelles précieuses entrent dans cette catégorie et montrent aujourd’hui des problèmes « chroniques” de surutilisation. Les forêts mondiales, les pêcheries, les bassins hydrographiques, la biodiversité et même l’atmosphère en sont des exemples. Néanmoins, contrairement aux prédictions théoriques antérieures, y compris les travaux influents de Hardin (1968) sur la « tragédie des biens communs”, un grand nombre de recherches empiriques, et en particulier les travaux fondamentaux d’Ostrom (1990), ont montré la possibilité d’une gestion endogène réussie des CPR et expliqué théoriquement comment cette réalisation est possible.

2 Cet article traite brièvement de la « théorie des biens communs » telle que développée au cours des 20 dernières années par Elinor Ostrom et ses collègues (par exemple Ostrom, 1990, 2005; Ostrom et al., 1994, 2002) et l’illustre par des études de cas concernant un certain nombre de systèmes d’irrigation dans le nord de l’Italie (Lombardie et Vallée d’Aoste). Notre objectif principal est de présenter le rôle que jouent les différents mécanismes sociaux dans l’influence des résultats des schémas institutionnels de gestion des biens communs. L’article est organisé comme suit: la section 2 présente le contexte théorique sous-jacent à la recherche en RCR; la section 3 présente la recherche empirique; la section 4 discute de nos résultats et en tire les conclusions.

Contexte théorique

3formellement, l’expression ressource commune désigne une classe de biens définie par deux caractéristiques: une exclusion difficile des bénéficiaires potentiels et un degré élevé de soustractibilité (c’est-à-dire une rivalité de consommation) (Ostrom et al., 1994, 6–8). Ainsi, les CPR partagent des caractères avec les biens privés et publics, à savoir une soustractibilité élevée avec les premiers et une faible possibilité d’exclusion avec les seconds (figure 1). Cela rend la gestion des CPR particulièrement complexe: comme dans le cas du bien privé, la soustraction des unités de ressources des biens communs (par exemple, bois d’une forêt, eau d’un bassin, etc.) fait par un utilisateur réduit la quantité totale d’unités disponibles pour les autres utilisateurs; comme dans le cas du bien public, il est difficile d’empêcher un utilisateur de continuer à soustraire des unités d’une ressource en danger (par exemple la pêche en mer). Cela a conduit Hardin (1968) à décrire le problème des communs au moyen d’un modèle semblable à un jeu de bien public, c’est-à-dire une version à n joueurs du bien connu dilemme du prisonnier. Ce qui est particulièrement important, c’est que, étant donné que le problème de la RCP est un jeu d’intérêt public, il n’existe aucune incitation rationnelle pour tout utilisateur à limiter sa consommation et, par conséquent, la possibilité d’éviter la dégradation ou la destruction des ressources est extrêmement faible.

Figure 1. Un classement général des marchandises

Figure 1. Une classification générale des marchandises

Ostrom et al., 1994, 7.

Le modèle de 4Hardin s’applique à un grand nombre de situations, en particulier dans le cas de ressources en libre accès, et il représente une explication valable de la raison sous-jacente à la surutilisation des ressources communes par des individus rationnels, même lorsque cela entraîne un préjudice important à long terme. Hardin a donc plaidé pour la gestion publique des ressources naturelles. Cependant, des études ultérieures ont montré que, bien qu’adéquate dans certains cas, cette solution n’est pas toujours applicable, principalement en raison des coûts de gestion et des asymétries d’information. De même, l’alternative « classique » de la division et de la privatisation de la ressource peut aider dans certains cas, mais aussi être inapplicable ou souffrir de lacunes importantes dans d’autres situations (voir Ostrom, 1990, 8-13). De plus, l’une des conclusions fondamentales du travail d’Ostrom est que de nombreuses communautés à travers le monde réussissent réellement à résoudre le dilemme des Hardin et à gérer durablement leurs ressources communes en construisant des institutions à petite échelle, bien adaptées aux conditions locales. Cela n’implique pas que la gestion endogène représente la solution aux problèmes de RCP. La principale idée du travail d’Ostrom est en effet qu’il n’y a pas de « seul moyen” de résoudre les dilemmes communs. Les institutions endogènes peuvent bien fonctionner dans de nombreuses situations, mais en cas d’échec, il est essentiel de rechercher différentes solutions — par exemple une gestion centralisée, des droits privés, une cogestion ou une combinaison de régimes différents – afin d’éviter la tragédie de Hardin (Marshall, 2005; Ostrom, 1990, 2005; Ostrom et al., 1994). Tous ces régimes ont cependant un point commun: la présence d’une institution qui définit clairement les droits d’exploitation et crée les bonnes incitations afin d’éviter la surutilisation. En d’autres termes, la tragédie des biens communs est la tragédie des ressources en libre accès, pas nécessairement celle des RPC bien gérées.

5 Les travaux ultérieurs ont élargi les connaissances d’Ostrom. Comme il est impossible d’explorer les détails de la vaste littérature sur les biens communs, nous nous concentrerons ici sur trois développements importants: (I) l’étude des dynamiques institutionnelles et l’interaction entre les institutions et les valeurs partagées; (II) le lien entre la littérature sur la RCP et l’analyse écologique; (III) l’analyse de la gestion des ressources à plus grande échelle, y compris à l’échelle mondiale.

6I) L’étude de la dynamique institutionnelle examine comment le changement institutionnel est affecté par un certain nombre de facteurs, y compris la gestion environnementale collaborative, c’est-à-dire basée sur les attributs de la communauté appelée à résoudre des situations d’action collective (par exemple Connors et Dovers 2004; Marshall, 2005; Young, 2002). Étant donné que notre document adopte essentiellement cette approche, nous en discuterons plus en détail plus tard.

7II) La littérature sur la gestion de la RCP s’est récemment développée dans le sens d’une relation croissante avec les études écologiques. Cela s’est produit principalement à travers le concept de système socio-écologique, une expression qui met l’accent sur les liens existant entre les humains et les systèmes naturels où ils vivent. La littérature sur les systèmes socio-écologiques a donné lieu à un grand nombre de travaux théoriques et empiriques qui ont étudié une grande variété de cas de pratiques de gestion du point de vue de leurs effets sur la dynamique des écosystèmes et de leur capacité à apprendre et à s’adapter aux retours d’expérience provenant de l’environnement naturel. Une attention particulière est consacrée à l’application de concepts tels que l’adaptabilité, la résilience et la robustesse, définis d’abord par la science écologique et essentiels pour expliquer l’évolution de systèmes complexes (Berkes et Folke, 1998; Berkes et al. 2003; Gunderson et Holling, 2001). Ce champ d’investigation représente actuellement l’un des nouveaux champs les plus intéressants de l’étude des relations homme-environnement.

8III)La plupart des travaux théoriques sur les ressources à grande échelle n’ont commencé qu’au milieu des années quatre-vingt-dix en tant que prolongement direct de la recherche en RCP à petite échelle, une approche qui a conduit à mettre l’accent sur les aspects communs des différents niveaux d’analyse (par exemple, Buck, 1998; Keohane et Levy, 1994). Bien que cette approche ait conduit à des résultats significatifs immédiats, elle a probablement sous-reconnu les différences importantes liées à l’augmentation de l’échelle (en particulier lorsqu’on considère les biens communs mondiaux) en termes d’hétérogénéité des parties prenantes, de capacités de gouvernance et de règles institutionnelles de choix constitutionnel (par exemple Paavola, 2008).

9le fait que, au cours des 15 dernières années, la plupart des études ont été menées selon un schéma scientifique unifié : le cadre d’Analyse et de développement institutionnels (IAD) (Ostrom et al., 1994, chap. 2). Le cadre de la SAI est un outil de recherche important qui met en évidence les éléments de base à prendre en compte dans une étude de RCP, ainsi que les relations entre eux (Fig. 2). Le noyau du cadre est une unité conceptuelle, l’arène d’action, qui comprend des acteurs interagissant dans un espace social appelé situation d’action. Les personnages des acteurs et de la situation d’action définissent l’arène, tandis que les interactions entre les individus à l’intérieur de l’arène produisent les résultats de l’arrangement institutionnel. Trois classes de facteurs externes affectent la structure et le fonctionnement des arènes d’action: les états du monde physique où les actions sont entreprises; les règles utilisées par les participants pour ordonner leurs interactions; la structure de la communauté où les participants agissent.

Figure 2. Le cadre IAD

Figure 2. Le cadre de la SAI

Ostrom et al., 1994, 37.

10Les systèmes d’irrigation représentent un bel exemple de RPC qui ont été largement étudiés en utilisant le cadre de la SAI (par exemple, Lam, 1998; Ostrom, 1992; Tang, 1992; Uphoff, 1986). Un système d’irrigation est en fait composé de deux ressources communes différentes: le(s) canal(s) et l’eau. Les deux ressources causent des problèmes d’action collective (différents) à leurs utilisateurs. Les canaux posent principalement un problème de fourniture car ils nécessitent une maintenance adéquate dont les coûts sont partagés par les utilisateurs. L’utilisation de l’eau déclenche plutôt des problèmes d’appropriation, principalement liés à la répartition de l’eau entre les utilisateurs et aux techniques employées pour contrôler le respect des droits à l’eau. Malgré la tâche difficile de gérer deux RPC en même temps, de nombreuses communautés à travers le monde ont effectivement atteint ce résultat. Dans la plupart des cas, cela a été fait en construisant des institutions crédibles, bien adaptées aux conditions physiques et sociales locales et capables de créer les bonnes incitations afin de pousser les utilisateurs à respecter les droits d’attribution et à contribuer au maintien de l’infrastructure commune (Ostrom, 1992; Tang, 1992). Sans entrer dans les détails, il convient de noter que le fonctionnement des institutions dirigeantes du CPR ne dépend pas seulement des attributs physiques de la ressource — par exemple, la quantité totale d’eau disponible, le matériau de construction des canaux, etc. – mais aussi à partir des caractères sociaux de la communauté d’utilisateurs, c’est-à-dire des valeurs et des vues de mots partagées et du réseau de relations sociales existant (Auer, 2006). La section suivante explorera l’interaction entre ces différents éléments en présentant différentes études de cas de systèmes d’irrigation situés dans le nord de l’Italie. Tout d’abord, une recherche comparative sur neuf systèmes d’irrigation de la Vallée d’Aoste permettra de délimiter la relation existant entre les caractères de la communauté d’utilisateurs, les règles employées pour gérer la ressource et les résultats en termes d’utilisation durable de l’eau. Ensuite, une étude d’un seul système d’irrigation situé dans la province de Brescia (Lombardie) approfondira l’analyse de l’interaction entre les valeurs, la confiance et la performance institutionnelle.

Les cas de la Vallée d’Aoste

11dans le contexte de l’abondance relative en eau de la partie nord de l’Italie, la Vallée d’Aoste présente un régime pluviométrique insuffisant, avec une moyenne de 100 mm par an de moins que les environs. De plus, les précipitations sont principalement concentrées au printemps et à l’automne, avec un été très sec. D’autres caractéristiques météorologiques et géologiques du territoire, comme les vents secs et la forte insolation des flancs sud de la montagne, contribuent à l’aridité relative des champs qui nécessitent une irrigation artificielle intensive afin d’améliorer leur productivité. Faute de précipitations naturelles abondantes, les habitants de la région ont développé depuis le Moyen Âge un vaste système de canaux captant l’eau des glaciers ou d’autres sources et la distribuant dans les champs. Malgré les évolutions économiques et technologiques, la plupart des systèmes sont toujours régis par des associations d’utilisateurs (consorzi). Les associations gèrent et entretiennent les canaux séculaires et apportent souvent des améliorations substantielles en ce qui concerne les techniques de transport et de distribution.

12la recherche, menée il y a quelques années en utilisant le cadre de la DAI comme schéma sous-jacent, a porté sur neuf systèmes d’irrigation situés dans différentes régions de la région. Ses résultats ne seront présentés ici que sous peu puisque le lecteur intéressé par une discussion plus approfondie des cas peut trouver d’autres données dans Bravo (2002). Les neuf associations présentaient des différences majeures tant en ce qui concerne les facteurs influant sur l’arène d’action que les résultats du processus d’interaction. En ce qui concerne les attributs physiques de la ressource, les associations différaient en termes de dimensions, de disponibilité de l’eau à la source et de caractéristiques du canal (canalisations par rapport aux canaux en plein air). Les associations différaient également en ce qui concerne à la fois les règles en vigueur pour la gestion des prélèvements d’eau et l’entretien des canaux et les modalités de surveillance. Enfin, l’association a présenté des différences marquées dans les caractères de la communauté. Avec l’expression « personnages communautaires », nous faisons principalement référence à l’interaction de deux éléments: les relations (en particulier les relations d’entraide) existant entre les utilisateurs, et la présence de valeurs partagées, de connaissances partagées et de significations partagées concernant les différents aspects de la vie quotidienne et du travail.

13le contexte externe a également joué un rôle important dans l’influence des performances de l’association. Dans les zones où l’importance des pratiques agricoles a fortement diminué en raison de l’essor du tourisme comme activité économique principale, la plupart des membres de l’association ont un emploi principal en dehors de l’agriculture et accordent peu de poids aux problèmes d’irrigation. D’autre part, dans les zones à faible développement touristique, l’agriculture et surtout l’élevage conservent une importance économique importante. Néanmoins, ces zones souffrent souvent de l’émigration et d’une augmentation conséquente de l’âge moyen de la population. Malgré le poids important que les associations conservent dans ces domaines, elles connaissent souvent une réduction du nombre de membres et, par conséquent, une difficulté croissante à payer les coûts d’entretien des canaux.

14le principal résultat de la recherche est que, outre le fait évident qu’une plus grande disponibilité en eau à la source aide à atteindre un niveau d’irrigation adéquat des parcelles, la communauté représente un facteur majeur qui influence les résultats de l’interaction dans les différents domaines d’action et, par conséquent, la performance globale des associations. Les communautés plus fortes ont des probabilités plus élevées de résoudre les problèmes d’action collective liés à l’allocation de l’eau et à l’entretien des canaux. Cela conduit à un meilleur fonctionnement des canaux avec une moindre dispersion de l’eau, à un plus grand respect des règles d’attribution et des droits d’eau, et à une réduction conséquente des coûts de surveillance. D’un autre côté, avoir une communauté forte représente une épée à double tranchant lorsque la nécessité de l’innovation institutionnelle se fait sentir, par exemple en raison de changements de certains attributs des ressources et / ou du critère socio-économique externe. Une communauté forte peut en effet aider à surmonter les problèmes d’action collective liés au changement institutionnel, ce qui s’est effectivement produit dans certains des cas les plus réussis parmi les cas étudiés. Néanmoins, les communautés excessivement fermées, avec des valeurs et des visions du monde fondamentalement rétrogrades, ont plutôt tendance à répondre négativement à toute hypothèse d’innovation. Dans ce cas, la force de la communauté représente un facteur qui va à l’encontre de l’intérêt de l’association. Une situation similaire a en fait été enregistrée dans, au moins, l’une des associations analysées.

Le cas Farfenga

15Farfenga est le nom d’une petite association d’irrigation autonome située dans la province de Brescia. Brescia est la province la plus étendue de Lombardie, une région italienne qui englobe les Alpes rétiques. Bien que l’abondance relative du régime pluviométrique de cette zone (une moyenne de 1050 mm par an), l’assurance d’une disponibilité constante de l’eau est d’une importance primordiale pour les agriculteurs locaux. À l’heure actuelle, l’association Farfenga comprend environ 40 ménages qui cultivent des céréales pour le marché alimentaire et / ou pour les besoins d’alimentation du bétail. La majorité de ces agriculteurs ont plus de 50 ans, car les membres plus jeunes quittent la communauté en grand nombre, de sorte que la réalité sociale dans son ensemble vieillit. La plupart des membres sont des hommes qui détiennent la propriété foncière ou la louent.

16la recherche n’a révélé aucune différence substantielle entre les membres de la communauté Farfenga en ce qui concerne les principales visions du monde qui encadrent la vie quotidienne sociale, selon une culture commune issue de la tradition rurale du nord de l’Italie. Cela implique le respect d’un code moral implicite, lié aux relations de travail et au respect mutuel d’une hiérarchie dans la communauté, qui privilégie les soutiens de famille comme porte-parole de l’ensemble du ménage. La tradition agricole ancienne est également extrêmement importante pour influencer les pratiques d’irrigation, qui à leur tour affectent les relations de pouvoir qui transcendent l’association d’irrigation elle-même, par exemple en atteignant le niveau politique local.

17le processus décisionnel de l’association ne présente aucune différence entre les membres cultivant leur propre terre et les locataires. Tous les trois ans, tous les membres réguliers élisent un conseil officiel de représentants, qui est responsable de la gestion de l’ensemble des communes. L’objectif principal de l’association est la fourniture d’eau pour tous les besoins des cultures, ainsi que l’entretien et l’amélioration des installations de transport et de distribution. L’association puise son eau dans des fontaines naturelles qui, au moins dans le passé, étaient généralement suffisantes pour satisfaire les besoins d’irrigation.

18en raison de la surutilisation des sources d’eau souterraine et de la fin des pratiques traditionnelles de rotation des cultures en faveur de la monoculture du maïs, les agriculteurs ont récemment connu une réduction significative de la disponibilité en eau. Comme dans le cas de la Vallée d’Aoste, un certain nombre de changements dans le contexte externe ont joué un rôle important dans la production de ce résultat. L’association a été créée au début du XXe siècle, lorsque les cultures ont été combinées et plantées en rotation afin de maximiser à la fois la fertilité des sols et les rendements. Les agriculteurs accordaient traditionnellement une attention constante aux canaux d’eau, qui étaient nettoyés tous les mois, et aux modèles d’eau qui étaient constamment surveillés pour s’assurer que l’excès d’eau s’écoulait dans les citernes souterraines pour une utilisation future. Cependant, un changement s’est produit dans la vision du groupe de leurs biens communs lorsque, il y a environ deux décennies, l’Union européenne a commencé à subventionner le maïs. Suite aux incitations économiques qui en ont résulté, l’association a mis fin aux pratiques de rotation et s’est tournée vers la monoculture. Alors que les sources naturelles et les ruisseaux suffisaient auparavant aux besoins d’irrigation, cette nouvelle agriculture intensive a entraîné une grave pénurie d’eau pour tous les agriculteurs. De plus, la rareté a été exacerbée par l’incapacité des membres de l’association à modifier les dispositifs institutionnels existants (et notamment les règles d’attribution de l’eau) afin de s’adapter à la nouvelle situation.

19dans ce contexte, nous avons mené une recherche afin d’analyser comment les attributs de la communauté sont impliqués dans le processus de construction institutionnelle et de changement institutionnel pour une gestion durable de la RCP. Selon Ostrom (2005), les principaux attributs de la communauté affectant les arènes d’action sont les valeurs partagées entre les utilisateurs, le niveau de compréhension commune que les participants potentiels partagent (ou ne partagent pas) sur la structure de certains types d’arènes d’action et l’étendue de l’homogénéité des préférences parmi les membres de la communauté. Nous nous concentrons sur l’exploration de la relation entre la réputation, la confiance et la réciprocité, considérées ici comme des valeurs individuelles et des institutions, définies comme les règles d’utilisation régissant la ressource. La recherche a été menée à l’aide du cadre de la SAI (Fig. 2) en tant que schéma sous-jacent et en optant pour une méthode qualitative de collecte de données, qui comprenait des entretiens approfondis et la soumission de différentiel sémantique à une grande partie des membres de la communauté, y compris les membres du conseil d’administration de l’association. Nous avons constaté qu’il existe une relation étroite entre le niveau de conscience du risque de surexploitation, la sensibilité à la préservation des ressources et la volonté de restreindre l’accès à l’eau pendant la saison des sécheresses. Plus généralement, les membres de la communauté ne semblent pouvoir faire face à la pénurie que lorsqu’ils ont reconnu la nécessité de limiter leur intérêt personnel au nom d’objectifs communs.

20UNE variable fondamentale dans l’analyse est la confiance, à la fois au niveau individuel et au niveau du groupe. Le niveau de confiance que les membres de l’association éprouvent envers l’institution est particulièrement important, c’est-à-dire indépendamment de la confiance personnelle partagée entre ses membres individuels. La confiance ne se développe que lorsque l’institution est préservée des tentatives individuelles de l’exploiter à des fins privées, p.ex. en manipulant les règles qui régissent le système de rotation de l’eau et le temps d’irrigation. En outre, nous avons constaté qu’une réputation positive généralisée est nécessaire pour maintenir le réseau de confiance, en particulier dans les moments difficiles ou en période de changement (par exemple, le passage de la rotation des cultures à la monoculture). En effectuant une analyse en grappes sur nos données, nous avons constaté que trois sous-groupes existent au sein de la communauté. Ils sont principalement liés à différents niveaux d’éducation et, plus généralement, à des capacités différentes pour adopter une vision à long terme de l’objectif de la pratique de l’irrigation. Le principal résultat de la recherche est donc que, pour atteindre une durabilité de la performance institutionnelle dans le temps, l’existence d’une volonté de réciprocité entre les membres et les sous-groupes est essentielle. Cependant, la réciprocité s’établit principalement grâce à la réputation, aux valeurs et aux pratiques qui répandent la confiance mutuelle entre tous les membres de la communauté.

Discussion

21l’objectif principal de l’article, en plus de présenter la théorie de la RCP et son application aux systèmes d’irrigation, est de montrer le rôle que jouent les différents mécanismes sociaux dans l’influence de la performance institutionnelle pour la gestion des biens communs. Dans notre analyse empirique, nous avons trouvé une relation positive entre la réalisation de la durabilité de l’arrangement institutionnel et la présence d’un ensemble étendu de valeurs partagées parmi les membres de la communauté, ce qui permet aux groupes de surmonter les limites de gestion dues au dilemme sous-jacent des biens communs. Conformément à notre étude, un nombre croissant de publications (par exemple Ostrom, 1990, 1998, 1999, 2005; Ostrom et Ahn, 2008) ont récemment montré qu’une gestion réussie de la RCP implique une construction institutionnelle capable de prendre en compte de manière adéquate, parmi les attributs communautaires, les valeurs partagées entre les utilisateurs de la ressource. Ces valeurs sont en effet le véhicule de l’apprentissage collectif et les fondements de l’ordre social au sein de la communauté des utilisateurs, ainsi que des instruments de conscience concernant l’adaptation et la flexibilité institutionnelles nécessaires.

22 La création d’institutions pour la gouvernance des systèmes d’irrigation est un défi et nécessite des compétences pour comprendre comment les règles produisent des incitations et des résultats lorsqu’elles sont combinées à des environnements physiques, économiques et culturels spécifiques. Selon Ostrom (1990) et Uphoff (1986), il n’existe pas de « meilleure façon” d’organiser les activités d’irrigation, car les règles régissant l’approvisionnement et l’utilisation de tout système physique particulier doivent être conçues, essayées et modifiées au fil du temps. Il est donc nécessaire d’investir beaucoup de temps et de ressources pour en apprendre davantage sur la manière dont les différentes règles institutionnelles affectent le comportement des utilisateurs. Lorsque les institutions sont bien conçues, l’opportunisme est considérablement réduit. Les tentations liées à la libre circulation, à la recherche de loyers et à la corruption ne peuvent jamais être totalement purgées, mais des institutions peuvent être conçues pour maîtriser ces facteurs (Ostrom, 1992). Afin de réduire les comportements opportunistes, les activités de coordination telles que la surveillance et la sanction pourraient devoir être augmentées. Le manque de surveillance et de sanctions, la répartition injuste des coûts de surveillance et les arrangements coûteux pour la résolution des conflits peuvent tous saper le système complexe d’attentes et d’engagements mutuels (Ostrom et Walker, 2003).

23Les coûts de surveillance et de sanction des activités nécessaires à l’éradication des comportements opportunistes ne sont souvent pas abordables pour les communautés locales d’utilisateurs, car le contrôle des comportements opportunistes implique à la fois une réduction des « tentations libres” et une forte probabilité d’être découvert lors de la transgression d’une règle. Dans ce processus, des valeurs communes et des normes partagées peuvent faire la différence, grâce à la mise en place d’un engagement et d’une sanction internes qui poussent les acteurs à respecter les règles en vigueur et donc à réduire les coûts de suivi et de sanction. Les systèmes d’irrigation devraient donc concevoir des procédures pratiques pour le suivi du comportement des fournisseurs et des utilisateurs d’eau, pour sanctionner les comportements non conformes et pour la résolution des conflits. Lorsqu’il existe une tentation substantielle de se livrer à un comportement opportuniste, aucun ensemble de règles ne s’appliquera d’elle-même (V. Ostrom, 1980). Cependant, nos recherches ont révélé que l’existence d’un ensemble commun de valeurs est extrêmement utile pour augmenter les performances institutionnelles et contrôler les comportements de conduite libre. Il est relativement facile d’inclure cette nouvelle variable dans le cadre de la SAI grâce au concept de capital social. Le capital social est un concept englobant les aspects culturels, sociaux et institutionnels d’une communauté donnée qui affectent conjointement sa capacité à faire face aux problèmes d’action collective. Alternativement, il peut être considéré comme un attribut des individus qui améliore leur capacité à résoudre des problèmes d’action collective (Ostrom et Ahn, 2008). Le capital social est généralement le produit d’une histoire passée de relations étroites et peu de capital social existe lorsque de grands nombres d’individus hétérogènes agissent dans une situation inconnue.

24A Le dernier point qu’il est important de reconnaître est que la véritable fiabilité, c’est-à-dire les préférences individuelles compatibles avec la coopération conditionnelle sont une raison indépendante et non réductible pour expliquer comment les communautés se conforment à l’action collective. Parmi les variables impliquées, celle qui crée les liens les plus forts entre capital social et action collective est la confiance. La confiance est renforcée lorsque les individus sont dignes de confiance, sont en réseau les uns avec les autres et agissent au sein d’institutions qui récompensent les comportements honnêtes (Marshall, 2005). Conformément à Ostrom (1998), nos résultats suggèrent qu’en plus d’apprendre l’heuristique instrumentale, les individus apprennent à adopter et à utiliser les normes et les règles du groupe. Nos résultats confirment également l’idée d’Ostrom (1998, 1999) d’une relation de base entre confiance, réputation et réciprocité. Nous avons en effet constaté que ces facteurs dépendent des expériences passées de la communauté et de la capacité de ses membres à reconnaître un intérêt commun majeur pour la préservation de la ressource. Une fois en place, ces facteurs renforcent à leur tour la capacité d’une communauté à gouverner ses biens communs et, surtout, à favoriser le processus interminable d’adaptation institutionnelle nécessaire à une gestion durable à long terme des ressources naturelles (voir Berkes et al., 2003).

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